III

 

LA première fois que je me suis pointé ici, dès l’arrivée à la gare, j’ai tout de suite remarqué les petits paniers. Je vois un mec qui déboule avec son petit panier et je me dis : « Tiens, c’est marrant, ça doit être la mode du coin. » On traverse la rue, et une bonne femme, cette fois. Elle aussi avait son petit panier, le même.

J’ai pensé que c’était une spécialité du pays, une sorte de folklore, un peu comme la bourrée auvergnate, et on arrive sur un grand boulevard plein de cafés et plein de monde dans les cafés, et tout le monde avec son petit panier minuscule, comme un jouet de gosse. Il n’y avait que moi qui n’en avais pas.

La honte.

Je me torturais pour savoir ce qu’ils pouvaient fourrer dans leur saloperie et, finalement, dans le parc de l’établissement, j’ai vu une mémé qui l’a ouvert : dedans, il y avait son verre, un verre complètement dégueulasse pour boire leur pourriture de flotte.

C’est une ville absolument pas drôle, tous les gens ici ont au moins trois mille ans. C’est des vieux partout qui déboulent dans le parc par pensions entières. Ici, c’est le retraité qui fait la loi et quand le parc est plein, quand, dans tous les coins, ils lisent parlent, tricotent, ça fait un drôle d’effet de se dire que tous ces gens ont les intestins pleins de nœuds.

Parfois, près des bosquets, en bordure des pelouses, on voit des groupes tout calmes, occupés à discuter tranquillement des nouvelles du jour, du prix du bifteck, et tout d’un coup, mine de rien, il y en a un qui se lève, qui toussote, qui lance un « Bon, ben ! c’est pas tout ça… » et il s’en va, négligemment, sans se presser, mais dès qu’il a tourné la première allée il change de rythme, il accélère nettement, comme s’il venait de se rappeler quelque chose d’urgent. Encore un tournant et il se met à trottiner, les genoux pliés, la tête inquiète ; dix secondes, et la foulée s’allonge et, brusquement, le type donne tout ce qu’il a : complètement ventre à terre avec les pieds qui montent plus haut que la tête, c’est le sprint échevelé, la cavalcade folle, les yeux exorbités, jusqu’aux waters où il fonce comme un missile avec un cri strident. Bingo !

C’est une ville pour les records de vitesse, c’est la chiasse contre la montre, je suis sûr qu’il y a des grand-mères qui ont pulvérisé des quatre cents mètres dans ce parc ; de temps en temps, on voit des coureurs qui se croisent dans les allées, à cent cinquante à l’heure, ils zigzaguent comme des fous, sautent par-dessus les chaises, c’est la ville des météores, la cité de la grande diarrhée… Heureusement, il y a des chiottes partout, et attention, pas de petites chiottes comme dans le métro ! Des trucs énormes, des cathédrales carrelées avec des enfilades de portes à perte de vue, et ça ne chôme pas. C’est très beau là-dedans, frais et ancien avec des mosaïques et comme des vitraux, ça résonne de façon imposante, la bonne femme qui reçoit les pourboires doit être millionnaire…

C’est une ville spéciale pour guérir l’aérophagie et, comme on m’avait expliqué que c’était des gens remplis de gaz, au début je guettais pour voir s’il n’allait pas y avoir une curiste qui, lentement, se serait mise à décoller de sa chaise, à osciller et à monter tranquillement en continuant à tricoter au-dessus des têtes, au-dessus des arbres, comme un dirigeable ; je m’imaginais ça, moi : un parc sillonné de courses folles et surmonté de mémés planantes et tricoteuses, certaines très hautes, presque invisibles, frôlées par les oiseaux et qui, déportées par les vents dominants, survoleraient des océans et des bancs de nuages, leur tricot terminé. Elles exploseraient plus tard, lorsqu’elles atteindraient le soleil, la pointe d’un rayon perçant leur ventre tendu.

On est con quand on est gosse.

Chaque année, on y revient, pour ma mère, bien sûr, pour qu’elle puisse y boire son eau puante qui n’a pas l’air de la guérir tellement bien. Moi, ça m’épuise. Enfin, c’est la Sécu qui paie et ça fait travailler du monde.

Il y a tout de même une chose que j’aime, c’est que tout est un peu grandiose, les bâtiments, les hôtels, avec des colonnades, du marbre par terre, des coupoles, des tourelles dans tous les sens ressemblent un peu au décor de Gatsby le Magnifique, le film avec Redford que j’ai vu trois fois. Même les kiosques où il y a les fontaines où ils versent l’eau, c’est tout ancien, tout tarabiscoté comme un chou à la crème avec tous les vieux autour avec leur petit panier à la main. Quand on est près du ruisseau, sous les grands arbres qui font que tout est vert et glauque comme dans un aquarium, eh bien, on dirait que c’est l’automne. C’est une ville où c’est l’automne tout le temps. Le contraire de l’Amérique.

Tout est toujours un peu humide dans ces endroits, les gens qui se promènent sont tous silencieux, ils murmurent à peine. Ils font riches, je trouve.

Ce qu’il y a, c’est qu’ils glougloutent pas mal, mais on ne peut pas leur en vouloir. Et voilà où, depuis trois ans, je passe mes vacances. Oh ! bien sur, il y a un charme, mais le vieillot, c’est pas supportable tous les jours, et le pire de tout, c’est que c’est un mois sans peloche.

Parce qu’en juillet, dans les villes d’eaux, faut avoir vu les programmes pour le croire : c’est pas croyable.

Que du film français. Et vraiment du monstrueux, du rigolard, du tartignole, du film pour grand taré baveux. Le cinoche, c’est pourtant un monument, on dirait le Sacré-Cœur en encore plus décoré, avec des plantes grasses devant la caissière, des fresques comme dans un opéra, mais alors, les programmes, chapeau ! Spéciaux pour vacanciers débiles avec ennuis de tuyauterie. C’est l’enfer du cinéphile, ce bled, je suis sûr qu’ils ne connaissent même pas la tronche à Robert Redford. Parfois, alors là, c’est le plus atroce, le directeur du kino pense dans son énorme tête intelligente, qu’il doit bien y avoir une quinzaine de gosses qui, pendant les vacances, se trimbalent lamentablement du casino à l’établissement thermal et qu’il faut faire quelque chose pour eux, alors là, ça ne loupe jamais : un Walt Disney.

Et pas n’importe lequel ! Le Livre de la jungle.

Toujours le même, comme ça on n’est pas surpris par la nouveauté et on sait ce qu’on va voir.

Bref, c’est la vérole.

Je ne me suis jamais fait de copains, parfois je rencontre bien des malheureux de ma génération qui déambulent comme moi dans le parc ou dans les rues, mais ils ont toujours leurs parents avec eux et s’assoient sur des bancs, leurs chaussettes tirées, balançant des souliers cirés dans le vide, bien lavés, pas causants, ils s’ennuient devant les tennis, les golfs miniatures, on dirait que ce sont eux qui ont mal au bide, ce sont de futurs glouglouteurs.

Presque une semaine que je suis là. Le matin, ça va encore parce qu’il y a le marché et que ça bouge, mais les après-midi… A partir d’une heure, tout le monde a l’air d’aller à la messe et, dans les cafés, même les flippers font des bruits tamisés… Alors, je rentre dans le parc avec Françoise et j’attends que la journée finisse en traînaillant un peu partout… Et dire qu’il y a des gens qui attendent ça pendant un an !

En plus, aujourd’hui, c’est l’orage, parce que, circonstance aggravante, c’est un pays où ça gronde tout le temps, d’une montagne à l’autre, et quand ça pète, c’est même pas la peine de prendre son parapluie, c’est la supercataracte.

On se dirait au bord de la nuit, le ciel a disparu sous des tonnes d’ardoises molles et les curistes tout autour ont des tronches violettes. Sous les feuillages, ça pue une odeur croupie de vieux nénuphars.

Ça y est, le grondement s’amplifie, comme un chariot à roues de marbre qui viendrait de là-haut, lancé sur nous comme dans La Diligence infernale avec Rod Steiger et Shelley Winters.

« Un bel orage se prépare. »

Ça, c’est le genre de remarque palpitante que l’on entend dans le pays des glouglouteurs. Tout à l’heure, lorsque des milliards de tonnes d’eau vont tomber, il va y avoir quelqu’un pour dire : « Il pleut ! »

Vérole.

Ça tombe. Heureusement qu’ils ont mis des abris un peu partout, des trucs en verre comme pour les autobus.

Qu’est-ce qu’on s’ennuie là-dedans !

« Excusez-moi. »

Gonflée, la nénette, elle a foncé comme au rugby.

Le squelette cliquetant, ça doit être sa vieille. Absolument gigantesque. Plus de bracelets autour d’un bras que chez tous les bijoutiers du département. On n’y voit presque plus, tout est noyé dans la flotte qui secoue les feuilles. Et ça peut durer des heures. On est serrés comme dans le métro.

Qu’est-ce qu’elle lit, la nénette ?

Je me tords le cou pour voir le titre de la couverture.

Vérole.

Elle a vu que je me tordais le cou et elle a remis droit pour que je lise mieux.

Qu’est-ce qu’elle se croit pas, cette nénette ! Y a pourtant pas de quoi, avec ses tifs tout raides, tout trempés.

Minable, va. Exactement le contraire de Jane Russel.

Étude structurale du théâtre racinien.

Connais pas, mais ça n’a pas l’air de ressembler aux Mémoires d’un âne.

Je me demande si c’est elle qui pue le chien mouillé.

J’ai toujours eu horreur des jupes-culottes, c’est physique chez moi une jupe-culotte, c’est pas une fille, c’est pas un garçon, c’est au milieu, c’est rien du tout, c’est moitié Gary Cooper, moitié Silvana Mangano, c’est monstrueux.

Le vieillard en tweed qui a dit tout à l’heure que le bel orage se préparait va dire quelque chose de palpitant, je le sens à sa façon de se tortiller et de loucher pour concentrer ses idées. Enfin : il parle.

« Ça va durer longtemps, cette pluie ?

– Treize minutes quarante-trois », dis-je.

J’aurais pu ajouter des dixièmes, mais faut jamais pousser.

Tout le monde me regarde. Nénette aussi.

Vieillard en tweed me fixe comme si j’étais un canon allemand de la Première Guerre mondiale.

Et Nénette éclate.

Je ne sais pas si elle sait faire grand-chose dans la vie, mais elle sait rire. Ça, on ne peut pas le nier, elle projette des gouttelettes partout.

« Un peu de tenue, Lauren », dit le squelette.

Lauren ! comme Lauren Bacall !

Sans bouger les lèvres, je nasille avec l’accent amerlo :

« Appelez-moi Humphrey. »

Pas de réaction. Elle me regarde comme si j’étais une grille de mots croisés. J’explique :

« Humphrey Bogart, dis-je, c’était un acteur et sa femme, c’était Lauren Bacall. Ils faisaient du cinéma.

– Connais pas.

– C’est des images qui bougent sur un écran et, depuis une cinquantaine d’années, ça parle. »

Elle fait le sale œil et, en même temps, elle commence à friser au fur et a mesure que ça sèche.

« Formidable ! dit-elle, et il y a longtemps que c’est inventé ? »

Sa mère cliquette à toute allure tandis que la pluie crépite sur les vitres. Lauren, elle, a des yeux, mais c’est peut-être à cause de la lumière, qui ont la couleur du gazon. Ce doit être assez rare. Je ne sais pas pourquoi, mais je rentre un peu le ventre pour faire glisser mon jean parce que plus c’est bas, plus je ressemble à Henry Fonda, et en ce moment je donnerais dix ans de ma vie pour ressembler à Henry Fonda, cinquante pour être Robert Redford, tout ça pour une merdeuse mouillée, allez donc comprendre le fond de l’être humain.

Elle continue à rire dans ses rétines et je commence à avoir chaud, encore dix secondes et j’ai les oreilles cuites. Je projette le menton vers son bouquin.

« T’es en quelle classe ?

– Je rentre en cinquième, mais j’ai un Q.I. assez exceptionnel. »

Hypergonflée, la nénette.

« Moi aussi, j’me débrouille », dis-je.

Françoise Michon, ma mère, se lève dans un silence de mort, secoue son pébroque plastique transparent spécial Monoprix et me balance un coup de coude.

« Ça s’arrête, c’est l’heure d’aller à la source boire mon eau. »

C’est dur de la quitter, je ne pourrai jamais, je suis déchiré tandis que le squelette me toise avec mépris. Elle a quelque chose de la mère Hepburn dans African Queen, mais en plus décharné.

« Salut, Humphrey. »

Et alors je m’aperçois, quand on la regarde plus près, qu’elle a la bouche de cette grande bourrique de Jane Russel. Ça m’estomaque et je balance quand même avec l’accent V.O. sous-titré français :

« Salut, Miss Bacall »

Dehors, tout est plus clair, c’est comme dans Le Massacre de Fort Apache quand les survivants regardent l’aurore monter à toute allure sur l’Arizona et je prends un grand coup de soleil mouillé à travers la tronche.

Je sais déjà ce qui m’arrive : j’aime.

Amoureux, autant que Clark Gable dans Autant en emporte le vent.

Bingo.

E=mc2, mon amour
titlepage.xhtml
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_000.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_001.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_002.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_003.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_004.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_005.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_006.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_007.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_008.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_009.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_010.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_011.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_012.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_013.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_014.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_015.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_016.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_017.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_018.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_019.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_020.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_021.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_022.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_023.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_024.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_025.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_026.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_027.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_028.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_029.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_030.htm